jeudi 29 janvier 2009

138. Gainsbourg: "Negusa Nagast".


Gainsbourg période reggae.

 Negusa nagast ("roi des rois"), cette chanson prolonge le mythe de l'empereur éthiopien en France. Le 2 novembre 1930, Ras Tafari Makonnen se fait couronner en tant qu'Empereur Haïlé Sélassié Ier d'Ethiopie. Tafari signifie "celui que l'on craint" (en amharique).

Comment l'empereur éthiopien est-il devenu un Dieu pour les rastas?

Les rastas, en tant que descendants d'esclaves, sont en quête d'identité. Ils ont besoin de repères. Pour eux, Haïlé Sélassié possède une légitimité biblique, puisqu'il se présente comme le descendant direct (le 225ème successeur) de la lignée issue de l'union du roi Salomon et de la reine de Saba.
A ce titre, l'Ethiopie a très tôt fasciné les Jamaïcains et les populations noires d'Amérique.

En 1896, la victoire des armées éthiopiennes menée par l'Empereur Ménélik II (grand-oncle d'Haïlé Sélassié) sur l'armée d'invasion italienne à Adoua fut ressentie comme un motif de grande fierté pour de très nombreux Noirs. Aussi, au tout début du XXème siècle, "une dynamique encourageant les Africains des deux côtés de l'Atlantique à redresser en leur faveur les déséquilibres infligés par le colonialisme" voit le jour: c'est le panafricanisme.

Haïlé Sélassié, messie des rastas sur un fond tricolore: le rouge, le jaune et le vert. Ce sont les couleurs du drapeau éthiopien adopté en 1897 par Ménélik II. Depuis, elles sont les couleurs symboliques du panafricanisme (A l'origine, les couleurs symbolisaient les vertus chrétiennes. Dans le symbolisme officiel actuel, le vert incarne la fertilité, le travail et le développement, le jaune, l'espoir, la justice et l'égalité, et le rouge, le sacrifice à la cause de la liberté et de l'égalité. ).

D'autre part, au cours des années 1930, l'Ethiopie, si l'on excepte le Liberia, représente l'unique îlot d'indépendance dans un continent africain entièrement sous la coupe des Européens. Pour les noirs jamaïcains, eux-mêmes soumis au joug colonial, cette indépendance devient un modèle de référence et une source de fierté.

L'arrivée au pouvoir d'un souverain noir dans un monde dominé par les blancs était aussi interprétée comme une réalisation des prophéties bibliques. D'après les Ecritures, le Grand rédempteur viendrait un jour libérer les Enfants d'Israël du joug égyptien. Or, pour les rastas, Haïlé Sélassié, qui se traduit par "puissance de la sainte trinité", était bien le Christ réincarné. Les Jamaïcains noirs, brimés par le pouvoir colonial, rapprochent leur sort de celui des Hébreux, réduits en esclavage par le pharaon. Ils souhaitent, à leur tour, s'émanciper et triompher de Babylone, en l'occurrence le pouvoir colonial blanc. Les nombreux titres de l'Empereur possèdent d'ailleurs, eux aussi, un caractère biblique: Negus Neghest ("roi des rois"); Seigneur des Seigneur; Lion conquérant de la tribu de Judah, et Elu de Dieu.

D'autre part, l'Abyssinie (l'ancien nom de l'Ethiopie) fut convertie au christianisme depuis le milieu du quatrième siècle. Très vite, elle s'affranchit de l'autorité de Rome pour fonder l'Eglise copte d'Ethiopie. Or, cette branche du christianisme se développe en Jamaïque. Beaucoup d'esclaves, convertis au christianisme, puis leurs descendants, optent pour une lecture et une interprétation de la bible négrocentrique. On parle d'éthiopisme.

Affiche vantant les mérites de la black star line de Marcus Garvey. "Let us guide your own destiny". ("Laissez-nous prendre en main notre destinée").

A l'origine du rastafarisme, se trouve une déclaration de Marcus Garvey. Dans l'entre-deux-guerres, l'activiste nationaliste jamaïcain Marcus Garvey développe l'idée d'un retour des Noirs américains vers la terre mère, c'est-à-dire l'Afrique. Dans cette optique, il fonde une compagnie, la black star line, afin d'assurer les voyages transatlantiques. Mais, l'immense popularité de Garvey inquiète bientôt les autorités américaines, qui l'accusent de fraude fiscale et brise l'élan d'espoir qu'il avait suscité chez les Afro-américains. En tout cas, ses idées se sont répandues. Mieux, il devient un prophète aux yeux de nombreux Jamaïcains, les futurs rastas. En effet, en 1927, dans un discours, il affirme: "Regardez vers l'Afrique, où un roi noir sera couronné, qui mènera le peuple noir à sa délivrance".

Le couronnement de Sélassié en 1930 fut ainsi interprété comme l'accomplissement de cette prophétie et suscita un immense espoir auprès des populations noires, prêtes à se lancer dans un rapatriement vers l'Afrique mère.


Gainsbourg dresse ici le portrait d'un monarque, devenu le Dieu des rastas à son corps défendant. Un négus auréolé des nombreuses références religieuses et monarchiques évoquées plus haut (le lion de Juda, l'ascendance prestigieuse"descendant de Moïse", la titulature "négus roi des rois", entouré d'une étiquette d'un autre âge "des esclaves le protègent sous de noirs parasols (...) dans son lointain palais"). Tout en ayant de la sympathie pour les rastas, le chanteur semble tout de même un rien goguenard lorsqu'il évoque leurs croyances ("Croire c'est aussi fumeux que la ganja / tire sur ton joint pauvre rasta / et inhale tes paraboles"). Enfin, il clôt sa chanson sur les derniers jours de l'empereur, renversé par Mengistu, le dictateur communiste ("négus rouge") en 1974 et assassiné par les hommes de ce dernier l'année suivante, dans des circonstances encore obscures ("Prisonnier après un nouveau coup d'État / Peut-être passé par les armes va savoir qui ou quoi"). D'ailleurs de nombreux rastas refusent toujours de croire à a mort de celui qu'ils considèrent comme le messie.



Serge Gainsbourg: "Negusa nagast" (1981), sur l'album "Mauvaises nouvelles des étoiles".

L'homme a créé des Dieux l'inverse tu rigoles
Croire c'est aussi fumeux que la ganja
Tire sur ton joint pauvre rasta
Et inhale tes paraboles

Là-bas en Ethiopie est une sombre idole
Haïlé Sélassié négus roi des rois
Descendant de Moïse à ce qu'en croient
Certains quant à moi je les crois sur parole

Des esclaves le protègent sous de noirs parasols
Du ciel blanc d'Addis-Abeba
À ses pieds un lionceau emblème de Juda
Symbole

Dans son lointain palais le négus s'isole
Prisonnier après un nouveau coup d'État
Peut-être passé par les armes va savoir qui ou quoi
Demande donc à la C.I.A. ou Interpol

Liens:
- "Gainsbourg le jamaïcain" sur RFI.com.
- "Cent ans d'histoire de l'Ethiopie" sur le Monde.fr.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

oui la chanson est un brin goguenarde mais il n'y a aucune moquerie, pas de critique, rien...
C'est plus un temoignage qu'autre chose.
Et puis ca reste un très bon album de reggae, et c'est Gainsbourg =)